Vendredi dernier le 27 novembre 2020 Joan Jordà quittait ce monde victime de la pandémie Covid 19. Culture 31 lui rend hommage dans sa page web que je vous invite à lire comme un dernier regard sur son oeuvre :
https://blog.culture31.com/2020/11/30/joan-jorda-le-dernier-exil/
Le 4 février 2016 j'écrivais :
Avec Février qui commence pourquoi ne pas évoquer celui de 1939 qui fut si froid et si cruel pour des centaines de milliers d'espagnols jetés sur les routes de l'exil ? Des centaines de morts aux frontières, dans les camps, des années de misère pour les réfugiés en terres d'exil mais aussi la résilience et des destins maîtrisés voire accomplis qui n'aurait jamais les mêmes sans de si tragiques circonstances.
Toulouse a été après la guerre civile espagnole, la « ville de l’exil républicain » et en fin de compte est devenue avec Paris, un lieu d’accueil pour artistes « réfugiés ». Ces hommes, engagés idéologiquement et artistiquement, témoignent dans leurs œuvres d’une effervescence créatrice enracinée dans le vécu, la résistance et l’espoir. La génération ayant connu l’exil en pleine enfance va se former au contact d’un collectif d’artistes exilés qui poursuivent leur œuvre en vase clos. Formes et courants d’expression sont divers mais tous manifestent leur volonté de sauvegarder une identité culturelle hispanique.
Joan Jordà n’y faillit pas.
Né à San Feliu de Guíxols en Catalogne, le 3 septembre 1929, il connaît l’exode à dix ans. En 1945 ses parents s’installent à Toulouse et dès 1947 Joan s’engage en autodidacte dans la peinture et ne peut compléter sa formation que de 1954 à 1957 à l’Ecole des Beaux Arts de la ville.
Joan Jordà est un des protagonistes majeurs de l’avant-garde toulousaine par sa recherche d’un authentique discours plastique, au geste neuf, ouvert, libre. Son art est une synthèse de multiples influences (cubisme, expressionisme, Art Brut, Cobra) mais aussi l’expression d’un langage personnel original, né du besoin de peindre, d’où découle un univers particulier.
Sa première exposition à la galerie toulousaine Terre d’Ocre en 1976 témoigne de son enracinement culturel jamais démenti tout au long de sa vie (« Zarzuela », « Majas »1991, « Meninas »1987 , « Corridas »1998…)
ainsi que la douloureuse fêlure née de la guerre, de la misère, et du devoir de mémoire(« Bombardements »1980 « Personnages cloués », « Captifs », « Egorgeurs »1998…)
Son œuvre picturale de facture expressionniste, mêle abstraction et figuration, formes anguleuses, volumes déformés, personnages enserrés dans des espaces clos, signes, couleurs violentes… Le rejet de toute perspective n’exclut pas une composition solide et bien souvent oppressante. Le peintre s’affranchit des règles pour libérer et exalter sa création. Ses tableaux dramatiques et complexes nous interpellent Ils sont conçus comme un journal intime, portant le sceau de l’angoisse et de la souffrance : «Je porte la peinture comme une plaie ouverte depuis si longtemps qu'il n'est plus possible d'en guérir... Que le soleil brille ou que le givre blanchisse les toitures, rien n'apaise cette insidieuse obsession».
2011 Exposition à St Bertrand de Comminges
Ses sculptures suivent cet affranchissement. L’artiste utilise surtout des matériaux pauvres, bois, terre, ciment, en parfaite adéquation avec ses sculptures épurées (« Femme cheval », « La liseuse ) que l’on retrouve dans « La Retirada de 1939». Ce groupe de figures en bronze, commande de la ville de Toulouse inaugurée en janvier 2002 , est dans ses formes simples l’incarnation du dénuement des fugitifs espagnols .
Par son dépouillement l’oeuvre atteint une dimension universelle. Adossée au mur de la Casa de España jouxtant le jardin Claude Nougaro, elle rappelle aux habitants du quartier populaire des Minimes combien nombreux furent les réfugiés qui vécurent dans les immeubles avoisinants, avenue Maignan, rue Montesquieu, rue Negreneys, rue Jules Vernes, avenue des Minimes … Depuis bientôt 40 ans les toulousains ont eu l’occasion de voir de galeries en expositions les peintures et sculptures de Joan Jordà et ont pu aussi approcher un artiste modeste, profondément humain.
Voici le témoignage de L.S. exilée de 1939 : « C’est un homme humble, discret, réservé. Ce qui d’emblée attire le regard c’est son visage, très expressif, d’une grande douceur d’où émanent une gentillesse et une tristesse infinies. Il semble porter le fardeau d’un passé fracassé, les illusions perdues, la lutte pour une vie meilleure…Comment un homme si doux peut-il produire une œuvre qui ne lui ressemble pas? Et pourtant, c’est bien la sienne ».
L’artiste dira en évoquant les premiers temps de l’exil : « En ce temps là, nous peignions dans les cuisines, on y vivait, on y dormait aussi. On ne savait rien où presque de l'histoire de l'art. Pas de revues, pas de livres. Il aurait fallu pouvoir voyager, visiter les musées, mais aucune possibilité de se déplacer. La précarité de notre exil m'est revenue en mémoire en manipulant les toiles de la plupart des peintres d’alors et j'avoue avoir été bouleversé par l'envers du décor. La plupart de ces toiles sont tendues sur des châssis "maison", fabriqués de bric et de broc après les heures de durs travaux. En ce temps là, nous étions matériellement de vrais pauvres, mais riches de tant de choses vécues… »
En 1979 pour promouvoir l’art dans la ville rose il devient membre fondateur de la Coordination des Artistes Plasticiens de Toulouse qui exposera dans les grandes villes françaises et au Centre Pompidou à Paris. En 1982 l’exposition au Réfectoire des Jacobins consacre sa notoriété dans sa ville. Ses œuvres s’exposeront au cours des années suivantes à l’étranger. En 1997 l’artiste reçoit la médaille d’or de la ville récompensant son intense force créative de peintre, sculpteur, illustrateur et graveur… En 2002 à Odyssud (Blagnac), quelques unes de ses peintures témoignent avec d’autres de l’Art espagnol de l’Exil. En 2009 , dans le cadre de la commémoration des 70 ans de la Retirada, deux expositions sont consacrées à son œuvre de peintre et sculpteur. L’une à l’Institut Cervantès de Toulouse, l’autre à Montolieu , Village du Livre et des Arts Graphiques.
Chacune de ces expositions donne à voir le long engagement de l’artiste dans une dénonciation d'un monde de violence où la liberté et l'espoir de l'homme ne peuvent s'exprimer que par l'outrance grotesque de la représentation de ce monde : « En somme, je cherche à faire une peinture tragique mais qui ne soit pas triste. Je voudrais que celui qui la regarde s’y retrouve même si le mécanisme de ma pensée débouche toujours sur un sentiment d’absurdité. Prendre conscience que « todo es nada » (tout n’est rien) sans pour cela en faire une arme de destruction, une force du mal, un laisser aller. Au contraire, considérer cette chose qui n’est rien et qui est tout – la vie - avec une curiosité et un respect inépuisable ».
En 2013 le Musée Goya de Castres présente pour la première fois au public la série des Ménines commencée en 1987 comportant plus de 80 oeuvres (dessins, peintures, gravures, sculptures ) inspirées par le tableau de Velázquez maintes fois revisité par Picasso, Dalí, Bacon…
Les Ménines
Jordà aime représenter le monstrueux pour que, par opposition, la beauté soit sublimée. La couleur est le fondement essentiel de son œuvre et l’acrylique en est le support grâce auquel le peintre peut aller d’un jus transparent à une épaisseur semblable à celle de l’huile. L’artiste gratte aussi la matière du tableau par endroits causant ainsi égratignures et déchirures qui évoquent des meurtrissures et quant il use de la monochromie ses tonalités ternaires restent toujours sourdes et sombres…
Portraits et sculpture "La Liseuse"
« L’immersion dans cet univers d’essence tragique est de nature à commotionner le cœur et l’esprit » (Marie Louise Roubaud – La Dépêche du 12-04-2013). Il est difficile de rester indifférent aux propositions picturales et plastiques de Joan Jordà peut-être parce que elles sont l’émanation de : « l’ascèse imposée par le dénuement et la fidélité envers une éthique qui ne devait pas compter sur Dieu. L’athée aussi cherche son mysticisme (Joan Jordà - Mars 2002)
BIBLIOGRAPHIE : « Homenatge » Artistes Catalans .
Catalogue de la Generalité de Catalogne 1992 pour l’exposition au Réfectoire des Jacobins. Préface de Marc Censi. « Toulouse et les artistes espagnols de l’exil » .
Catalogue de la Mairie de Toulouse 2010 pour l’exposition aux Jacobins. Préface de Pierre Cohen.
Dossier de presse « La retirada » 2009 Montolieu Dossier de presse du Musée Goya «Joan Jordà – Les Ménines» 2013 La Dépêche du 12-04-2013
Images du Net