Depuis plusieurs semaines je voulais consacrer une page à Antoni Tàpies, peintre et sculpteur catalan exposé au Musée d’Art Contemporain des Abattoirs de Toulouse en mai dernier. J’avais déjà vu certaines de ses peintures à Barcelone mais rafraîchir ma mémoire tout en découvrant de nouvelles oeuvres me tentait d’autant plus que très exceptionnellement il y aurait des commentaires en catalan grâce à un historien de l’Art originaire de Catalogne…
En visitant l’exposition j’ai appris (réappris ?) des choses intéressantes : Tàpies est un artiste qui a « retourné » sa sensibilité pour en donner une expression minimale dans des matériaux pauvres et en faisant une économie maximum des formes et des couleurs. De-ci, de-là quelques signes : croix, bandages, corde, écriture…Dans ce sens son esthétique épouse l’Art Contemporain.
Tàpies, a été un autodidacte en tout : littérature, philosophie, sciences, art et il a trouvé dans les sagesses orientales « l’éveil » qui lui a permis d’être dans le monde et en lui-même en pleine conscience. Chacune de ses oeuvres est l’aboutissement d’une réflexion, voire méditation préalable. Il a dit : « En regardant un de mes tableaux vous ne devez jamais attendre qu’il soit ce que beaucoup veulent qu’il soit : une peinture…je vous invite à le regarder attentivement, longuement …je vous invite à penser… ».
L’Exposition nous y invitait en regroupant une cinquantaine d’œuvres par thèmes: « Histoire naturelle » , « Terre d’illusion », « Envers », « Quotidien »…
La visite a commencé par les encres de la collection Història Natural ( Histoire Naturelle /1950-1951). Lorsque Tàpies réalise cette suite, ses peintures et dessins antérieurs montrent l’influence des courants surréalistes que Barcelone redécouvre après la guerre civile.
Tàpies issu d’une famille de la vieille bourgeoise catalane n’a pas vu sa vocation de peintre combattue par les siens contrairement à Dali et Miró eux aussi fils de bourgeois.
En effet ses parents étaient trop heureux de constater que l’art lui permettait de surmonter les suites d’une tuberculose apparue à 18 ans. Condamné à la chambre et au sanatorium livres et dessins donnaient , ainsi que sa quête de spiritualité tournée vers le bouddhisme, sens à sa vie.
Peintre depuis 1946, surréaliste depuis 1948, Tàpies obtient en 1950 une bourse pour aller poursuivre sa formation à Paris où il rencontre Picasso et un milieu artiste en recherche et engagé politiquement. Lui-même avait dans un de ses premiers tableaux, « Zoom » (1946), manifesté son rejet de la société contemporaine en utilisant les recours de l’Art Brut : formes et matériaux ainsi qu’un clin d’œil à l’art pariétal par l’empreinte de ses mains.
Sa conscience sociale se développe et il réalise l’ Història Natural pour monter l’évolution, la métamorphose et l’évolution de la nature et des hommes et arriver au monde actuel sur fond de lutte de classes, guerres et dictatures.
3 Planches de "Història Natural" ( Influence de Mirò et des Surréalistes)
Un an après la réalisation de cette série Tàpies se tourne vers l’abstraction et la matière avec laquelle il réalise ses tableaux. Sable, terre, poussière de marbre deviennent alors l’essence du tableau, le peintre rejetant toute forme.
Les tableaux « matiéristes » exposés à Toulouse atteignent de grandes dimensions et sont heureusement répartis sur les grands murs des salles d’exposition des Abattoirs.
Avec l’œuvre « Tovellons plegats » (Serviettes pliée 1992) Tàpies nous présente sa famille Teresa son épouse, Antoni, Miquel et Clara, leurs trois enfants.
« Objets inanimés avez-vous donc une âme ? »
Sans doute oui pour Tapies qui d’un geste semi-circulaire offre au regard, sur un grand plan-table aux couleurs chaudes, son cercle de famille. Chaque serviette est pliée de façon différente comme sont différents ceux à qui elles appartiennent : de simples initiales l’indiquent. A nous d’imaginer qui ils sont. Présentées horizontalement elles signifient la complémentarité de chacun des membres exempte de hiérarchie… Nous ne sommes plus dans une représentation picturale mais dans l’univers intime de l’artiste qui nous révèle une réalité perceptible quoique non figurée.
Avec « Pintura-Bastidor » (Peinture-Châssis 1962) Tàpies nous propose une perspective inversée de la peinture puisqu’il nous donne à voir ce que le spectateur ne voit jamais : le châssis et, sur cet envers, la bordure irrégulière de la toile. Réminiscence des « Ménines » de Vélazquez qui représenta le châssis de la toile qu’il peignait sur le même plan que ses personnages ?
Mais aussi comment ne pas penser aux croisillons d’une fenêtre et ne pas prendre conscience de tout ce que la peinture- véritable fenêtre- nous a donné à voir ? Avec le châssis devenu pour Tàpies « la négation du tableau-fenêtre » le spectateur se retrouve devant un « mur absolu ».
L’image du mur hante l’artiste : « Ce sont des souvenirs qui me viennent de l’adolescence et de mes jeunes années prises entre des murs, les murs entre lesquels j’ai vécu la guerre. » .Tàpies l’utilise dans une œuvre-témoignage « Pintura romànica i barretina » (Peinture romane et béret catalan 1971).
Le fond de cette oeurvre est bel et bien un morceau de fresque romane provenant de l’église de Taül chef d’oeuvre du roman catalan pyrénéen. Lors de la restauration de cette église dans les années 50 les pièces non « récupérables » finirent dans les collections particulières d’amateurs avertis. L’un d’eux offrit ce morceau à Tàpies qui venait de créer « El grup de Taül », un groupe d’artistes catalans d’avant garde soucieux du patrimoine médiéval.
Le tableau ne comporte que trois éléments : la fresque romane à demi effacée par le temps, une corde et une « barratina ». Pour le spectateur averti ce sont des siècles de culture et d’oppression qui s’imposent au-delà du visuel chacun des objets ayant une forte connotation symbolique. Pour celui qui ignore, l’émotion nait d’un acte incongru : un béret étranglé par une corde. La violence de l’acte qui contraste avec la spiritualité de la fresque, interpelle…et laisse entendre oppression et mise à mort.
Cette œuvre Homenatge a Puig Antic i assassins (Hommage à Puig Antic et à ses assassins 1974) de grandes dimensions, traite elle aussi de supplice. C’est la récente exécution du jeune anarchiste Puig Antic que l’artiste dénonce. Une seule forme est lisible : l’angle droit de la chaise d’exécution au garrot. Le corps du supplicié est par son absence omniprésent, hommage de l’artiste à celui qui fut le dernier condamné à mort exécuté du régime franquiste.
Le cœur se serre et le regard qui se tourne vers l’installation monumentale au centre du musée se heurte à deux sculptures en bronze, grandeur nature : un vieux fauteuil d’intérieur bourgeois, abandonné, et plus loin un matelas roulé, copie conforme de ceux qu’emportèrent dans leur désarroi horrifié ceux qui en 1939, fuyaient vers la France sous les bombes de l’armée franquiste.
« Penso qu’una obra d’art deberia deixar perplex l’espectador i fer-lo meditar » (Je pense qu’une œuvre d’art devrait laisser le spectateur perplexe et le faire méditer) Antón Tàpies.
Perplexe, certes, je l’ai été face à l’énorme châssis de l’œuvre qui a donné son nom à l’Exposition des Abattoirs : « Parla parla » (1992) et par laquelle mon parcours s’achevait. Je me trouvais une fois de plus face à un mur (tàpies veut dire murs en catalan, clin d’œil de l’artiste !), mur de bois, châssis de grande taille fait de pièces rapportées, avec des morceaux de bandages blancs collés, des taches noires sur le bois sombre, des scarifications, l’injonction blanche « parla,parla » tracée à l’envers d’une main tremblante… une surface très travaillée où le spectateur attentif découvre l’esquisse d’une tête hurlante aux dents pointues, réminiscence de séances de tortures, spectre de toutes les répressions .
Voir un grand livre en bronze posé sur un simple piédestal m’a apaisée. Culture et sagesse enfermées en son sein mais découvertes, apprises, faites siennes tout au long de sa vie par cet artiste, contemporain de Soulages, peintre, sculpteur, illustrateur, essayiste, qui émailla ses œuvres de croix, signe polysémique et non pas simplement religieux.
Toute l’œuvre de Tàpies nous interpelle par les signes de l’artiste. La croix dont les branches, au delà du supplice et de la rédemption qu’elles évoquent dans la civilisation occidentale, sont aussi le symbole de tout ce qui est matière –barre horizontale – et de tout ce qui est d’ordre spirituel –barre verticale. Le signe X pour le mystère ou l’interdit, le M des lignes de vie (et de mort) de nos mains, le S dessiné sur la plante de nos pieds comme Sûr, certain, inéluctable… « L’art a toujours été comme un poisson dans l’eau dans les domaines de l’introspection spirituelle, des symboles, des valeurs de l’inconscient… On peut dire qu’aujourd’hui en s’étant libéré par de nouveaux moyens d’expression de buts documentaires ou représentatifs, l’art a retrouvé sa raison d’être : contribuer à l’émergence d’une nouvelle conscience ». (Extrait du discours d’investiture d’Antoni Tàpies, au titre de Docteur Honoris Causa . Université de Barcelone le 22 juin 1988 ).