J’ai consacré le dernier volet de mon triptyque à une approche de la peinture du XX° siècle. L’œuvre du peintre catalan Joan Miró nous amène au seuil de l’art contemporain. Je rappelle qu’on parle d’Art Moderne pour une période allant de 1850 à 1945. La seconde partie du XX° siècle et notre XXI° siècle sont celles de la création contemporaine.
Joan Miró i Ferrà 1893 (Barcelone) – 1983 (Palma de Majorque)
Juan Miró été peintre, sculpteur, graveur et céramiste. Il disait : « Ce qui importe ce n’est pas l’œuvre mais la trajectoire de l’esprit tout au long d’une vie ».
Il naquit à Barcelone le 20 avril 1893 dans une famille plutôt aisée (son père avait un atelier d’orfèvre et horloger) qui ne voulait pas d’un fils artiste. Joan fit donc des études de comptable et tomba malade dès ses premiers mois d’exercice . Ses parents l’installèrent dans leur propriété de Montroig pour hâter sa guérison. Joan se mit à peindre puis il s’inscrivit dans une école qui proposait un enseignement artistique total : peinture, musique et poésie. Là il découvrit aussi le postimpressionnisme de Van Gogh, Cézanne, Gauguin…
Eglise de Ciurana 1915
On voit bien dans cette œuvre de jeunesse l’influence des fauves (cerne noir, couleurs fortes)
En 1917 , à Barcelone, il rencontre Picabia qui avait fui Paris avec d’autres artistes et intellectuels pour de soustraire aux horreurs de la 1° Guerre Mondiale. Ce sera son premier contact avec l’un des instigateurs des mouvements d’Avant-Garde, le cubisme lui ayant été révélé lors d’une exposition tenue Galerie Dalmau à Barcelone. Un an plus tard il rejoint à Paris ses amis peintres de nouveau en place , fait la connaissance de Pablo Picasso et se laisse séduire par le style « naïf » du Douanier Rousseau.
La Masia 1920
On remarque ici l’influence de l’Art Naïf (« pour moi une petite herbe a autant d’importance qu’un arbre ») mais aussi celle du Cubisme dans l’usage des lignes géométriques et le nombre important d’études qui précédèrent le tableau (« J’ai passé neuf mois a faire des croquis, détruire et recommencer ! »). Tout les éléments de cette peinture deviendront des prototypes d’où émaneront les symboles présents dans ses œuvres futures.
La vie de Miró s’organise autour des deux pôles que sont pour lui Montroig et Paris. Il passe l’été en Catalogne et l’hiver à Paris où il travaille avec le groupe de poètes et peintres surréalistes désireux de donner une place privilégiée à l’imagination, au rêve, à la spontanéité dans leur œuvre, comme l’affirme leur « Premier Manifeste Surréaliste » de 1924.
Le Carnaval d’Arlequin 1924 Peinture présentée lors de l’Exposition collective « Peinture surréaliste » où l’on pouvait voir des œuvres de Chirico, Paul Klee, Picasso, Max Ernst. La toile est couverte de formes organiques et aussi géométriques, de créatures étranges, de notes de musique qui forment un ensemble d’une fantaisie débridée quoique s’insérant dans une construction purement géométrique. « La peinture doit être féconde. Elle doit donner le jour à un univers » déclare le peintre.
En 1928 Miró fait un voyage en Belgique et aux Pays-Bas et y admire les peintures hollandaises des XVII et XVIII° siècles. Il en fera des interprétations personnelles originales, on dirait aujourd’hui qu’il revisita ces œuvres, pour y mettre les réflexions des courants d’Avant-Garde sur l’organisation de l’espace, les déformations symboliques, les formes oniriques voire burlesques, l’usage des couleurs primaires.
Le joueur de Luth (XVIII°) Intérieur Hollandais 1928
Miró dans son interprétation conserve les éléments narratifs de l’œuvre de M.Sorgh qui l’inspire mais les formes sont « mironiennes », les couleurs intenses ne gardent de l’original que leur classification en teintes chaudes ou froides. Nous rentrons dans une création ludique et pleine de fantaisie. Pour Miró il faut « aller au-delà de l’objet visuel pour féconder l’imagination »
Composition 1924
Ici l’artiste tourne délibérément le dos à la figuration. L’œuvre est sobre et tend à l’abstraction. Sur un fond gris alternent 5 formes verticales (3 noires et 2 blanches) équilibrées par deux rectangles noirs inégaux et deux formes courbes en creux qui ferment l’espace. 3 taches jaunes éclairent l’ensemble. Ce tableau peut se lire comme un triptyque dont seule la partie centrale est dépourvue de blanc ce qui en délimite la surface. Les formes très simples et surréalistes semblent flotter au milieu de clins d’oeil humoristiques (gribouillis, poils, clous…) qui achèvent de désorienter le spectateur.
Lorsque la Guerre Civile espagnole éclate Miró se trouve en France et ne peut rejoindre Barcelone. Trois années d’angoisse devant la lutte fratricide, l’écroulement des idéaux républicains donneront des œuvres tourmentées et violentes jusqu’à ce que s’ouvre la fenêtre des rêves et de l’évasion mironienne.
Nature morte au vieux soulier 1937
Le titre est un rappel du tableau de Van Gogh représentant de vieux souliers aujourd’hui exposé au Musée d’Orsay à Paris. C’est là un des tableaux les plus étranges de Miró. L’œuvre de type expressionniste transfigure une simple nature morte en un ensemble dément aux couleurs à la fois agressives et morbides exprimant ainsi la violence du malaise ressenti par le peintre face à la guerre civile. Sa peinture ne représente pas de scène sanglante mais montre comment la conscience en est affectée ce qui la plonge dans un monde cauchemardesque.
Affiche « Aidez l’Espagne »
« Aidez l’Espagne »faisait partie de la campagne pro-républicaine faite en France pour la défense de la 2° République espagnole après le coup d’état du Général Franco et la guerre civile qui s’en suivit. L’affiche se trouvait dans le Pavillon espagnol qui présentait des œuvres d’artistes espagnols de l’Avant-Garde dont le Guernica de Pablo Picasso.
« Aidez l’Espagne »impacte par ses couleurs fortes (en fait celles du drapeau républicain), le poing fermé énorme du milicien qui souligne son engagement politique et sa détermination. Le soleil rouge se détachant du fond fait allusion au sang versé par le peuple dans sa lutte révolutionnaire.
Affecté par la victoire franquiste et désespéré par le début de la seconde guerre mondiale Miró se retire en Normandie. Seules la nuit, la musique et les étoiles l’apaisent et il se réfugie dans la réalisation d’une série d’aquarelles qu’il appellera « Constellations », thème que l’on retrouve à la même époque dans la symphonie d’Olivier Messiaen « Le sang des étoiles ».
« L’étoile du matin » 1941 (Série Constellations)
La série Constellations compte une quarantaine d’aquarelles où apparaît le langage pictural de Miró, toute une morphologie de signes où abondent étoiles, oiseaux , femmes, formes organiques qui constituent comme une carte cosmique au seuil de l’abstraction. L’artiste dira « Les Constellations sont une porte pour s’évader de la guerre, du génocide…mon seul sauveur dans cette tragédie mondiale est l’esprit qui m’emporte jusqu’au ciel ».
En 1941 Miró part pour Majorque d’où était originaire sa mère et y commence son long exil intérieur en s’enfonçant jour après jour dans une création qui fait du peintre un sculpteur et un céramiste.
En 1947 il décide d’un séjour de plusieurs mois aux Etats-Unis.
Complainte du Lézard amoureux 1947 (lavis 23x32 cm)
Comme beaucoup de ses amis peintres (Braques, Matisse, Giacometti, Picasso, Max Ernst) Miró illustrera l’œuvre poétique de René Char avec une grande économie de moyens. Sa palette se réduit aux 3 couleurs primaires et le vert complémentaire. La couleur dessine les formes et l’œuvre prend un caractère enfantin. Pourtant examinée soigneusement elle apparaît comme le résultat d’une réflexion plastique inspirée par le poème. Courbe bleue du ciel domaine des oiseaux, horizontalité du lézard petit être terrestre, verticalité noire des cyprès et courbe complémentaire des champs verdoyants. Avec sa tête d’oiseau le lézard amoureux voit son identité changer et prend les couleurs de l’univers où règnent les oiseaux (un œil bleu pour le ciel et l’autre rouge pour le soleil). Miró nous plonge dans l’univers poétique du poète …« Je ne rêve jamais quand je dors, je rêve quand je suis éveillé ».
A New-York le peintre se lie d’amitié avec Jackson Pollock qui lui révèlera l’impact des grands formats et du geste spontané. L’année suivante, de retour à Paris après 8 ans d’absence, il entreprend l’illustration du recueil de poèmes « A toute épreuve » de Paul Eluard publié en 1950.
Miró réalise dans les années 1950-1960 de grandes fresques murales pour le siège de l’Unesco à Paris, l’Université D’Harvard, l’aéroport de Barcelone. Il vit à Palma de Mallorque où il mourra, insulaire, cependant que sa notoriété s’étend à l’international.
Sourire des ailes flamboyantes 1953
« J’essaie d’utiliser les couleurs comme les mots qui composent un poème, comme les notes qui font la musique »
Le titre de l’œuvre nous plonge dans un univers surréaliste où Miró organise l’espace en 4 zones dans lesquelles les couleurs de deux surfaces à damiers, flottant comme des ailes, se répondent. Deux contre-points équilibrent et orientent la composition : le cercle incandescent du soleil et un gribouillis noir diamétralement opposés. Des filaments noirs parcourent l’espace et le dynamisent. L’un d’eux « emboulé » en ses extrémités dessine la ligne parfaite d’un sourire. Pour accentuer la dimension poétique de l’ensemble Miró dispose étoiles et oiseaux qui lui sont propres.
Bleu II 1961
« Ce que je cherche c’est un mouvement immobile, quelque chose qui équivaudrait à ce que l’on nomme l’éloquence du silence ».
En 1961 Miró peint la série abstraite intitulée Bleu I, II, III de 10m de long. Le Musée Georges Pompidou à Paris présente les toiles Bleu II et Bleu III du triptyque qui fut vendu dissocié.
Bleu II est noyé dans le bleu, la « couleur du rêve ». Une zébrure rouge sang et quelques taches noires arrondies et inégales renforcent la sensation du vide ambiant. Miró dit : « ces toiles sont l’aboutissement de tout ce que j’avais essayé de faire : arriver à la plus grande simplicité possible et aussi à la plus grande liberté ; il m’a fallu un énorme effort pour arriver au dépouillement voulu.
En 1968, impressionné par les événements qui secouent Paris, la France et sa jeunesse il essaie d’en saisir le sens et témoigne dans son tableau Mai 68.
Avec cette œuvre nous rentrons de plein pied dans le mouvement contemporain du graffiti .Le spectateur découvre la violence en rouge et noir, le chaos des graffitis éclaboussés de taches de couleurs, les éclats d’allégresse en jaune, les empreintes de mains comme revendication mais il perçoit aussi, par la présence un rideau de verticales noires, la distanciation de l’artiste par rapport aux évènements .
Les dernières années de la dictature franquiste se signalent par de nombreux procès sommaires qui vont amener l’artiste à traduire sur ses dernières toiles toute son émotion et révolte. « L’espérance du condamné à mort » se réfère à l’espoir de voir gracier par le régime le jeune anarchiste condamné à mort pour raisons politiques et garroté le jour même où Miró finissait sa peinture.
Nous voici au seuil de la peinture minimaliste, l’art conceptuel où l’idée est première. Dans ce triptyque l’artiste veut représenter le cycle interrompu d’une vie. L’extrême dépouillement de l’oeuvre nous rend compte de l’émotion et de l’indignation de Miró. Le vide qui fait œuvre, dramatise les rares éléments du tableau : 3 couleurs primaires distribuées en 3 taches . Rouge de la vie, bleu du jour, jaune du soleil placées près de 3 lignes courbes nées d’un geste inachevé comme la vie du supplicié.
Affiche "Catalunya Avui" 1981
Cette affiche correspond à une commande pour l’Exposition sur la Catalogne organisée à Paris en 1981 au Palais de l’Unesco. « Lorsque je suis face à une toile je ne sais jamais ce que je vais faire et suis le premier surpris du résultat » confesse malicieusement Miró.
L’affiche se lit comme la page d’un livre, de gauche à droite et de bas en haut. La calligraphie au tracé noir et épais, se veut dynamique et originale en écho avec le caractère d’un peuple entreprenant, déterminé et moderne. La géographie de la Catalogne est suggérée par les couleurs qui illuminent l’écriture : vert des campagnes et bleu du ciel et de la mer. Le sentiment identitaire s’étale dans les couleurs sang et or du drapeau catalan suggéré en milieu de page . L’utilisation exclusive du catalan dans le corps du texte souligne la particularité culturelle des catalans. Miró dévoile dans cette œuvre son indéfectible appartenance patriotique.
Miró meurt un 25 décembre. Avec lui disparaît un artiste représentatif des courants de l’Art du XX° siècle. Original par son langage, sa créativité, son univers et sa pensée il nous donne les clefs nous permettant d’appréhender l’Art Contemporain en tant qu’expression novatrice, iconoclaste, ironique, informelle, abstraite et réflexive…