Aujourd'hui, 8 mars, Journée de la Femme : je salue la mémoire et l'oeuvre d'une poétesse catalane disparue il y a deux ans par ce petit article en forme d'hommage. Il y a quelques temps un de mes amis du Casal Català m'a remis quelques pages de poèmes tirés d'une Anthologie parue en 2010 et consacrée à Montserrat Abelló. Cela a été le début d'une découverte remplie d'émotion et d'admiration.
« Je me demande si écrire est une passion ou un besoin de survivre » (Montserrat Abelló)
Cada nit un poema Chaque nuit un poème
Cada nit un poema Chaque nuit un poème
Sobre el full solitari Sur la feuille de papier solitaire
La mà es mou. Ma main s'active.
Dins la quietud Dans la quiétude,
Contemplo la claror Je contemple les lumières
vacil.lant del carrer, Vacillantes de la rue,
I sento com si tingués Et je sens comme
Algú arran de pell une présence à fleur
a frec de llavis . de peau à fleur de lèvres.
Si em calia escolllir, S'il me fallait choisir
Em quedaria amb la ploma Je garderais la plume
A la mà. Mai més sola, À la main. Plus jamais
Cada nit. Seule la nuit.
Enfant Montserrat Abelló suit les déplacements de son père ingénieur naval à Tarragone, Cadiz, Londres, Carthagène, puis adulte elle parcourt les chemins de l’exil jusqu’au Chili où elle se marie en 1963 avec Joan Bofill, catalan comme elle et où elle demeure une vingtaine d’années.
De retour à Barcelone en 1960 elle enseigne à l’Institució Cultural del CIC jusqu’à sa retraite. Traductrice elle donne les versions espagnoles d’œuvres d’Agatha Christie et Sylvia Plath, tout en commençant à éditer un premier recueil de poèmes (Vida Diaria , 1963). Elle traduit aussi en anglais des ouvrages d’auteurs catalans connus et reconnus, Salvador Espriu, Mercé Rodorera, Olga Xirinacs.
Album de famille...
Active, mais avec des temps de silence où sa parole poétique mûrit ( Vida Diaria/ Paraules no dites 1981, El Blat del Temps 1986, Foc a les mans 1990, L’arrel i l’aigua 1995 ) elle édite une quizaine d’ ouvrages en vingt ans et s’engage dans le féminisme littéraire . Elle devient co-auteure de l’anthologie « Paysage émergeant : 30 poétesses catalanes du XX° siècle » (1999) après avoir fondé en 1995 « Le Comité des Écrivaines du Centre Catalan du PEN ».
La Généralitat, le gouvernement autonome de Catalogne, récompense son œuvre et son engagement en la décorant de la très haute distinction institutionnelle, « La Croix de Saint Georges » (1998), puis dix ans après en lui remettant « Le Prix d’Honneur des Lettres Catalanes 2008». Ces hautes récompenses succèdent à la dizaine de prix littéraires qui couronnent son œuvre de poétesse et aussi de traductrice. En 2014, l'année de sa mort, elle publie son dernier recueil de poèmes Enllà del parlar concis (Au-delà de la parole concise).
3 livres de poèmes
Dans l’interview accordée à l’Institution des Lettres Catalanes, éditée en 1998, Montserrat Abelló se présente en ces termes :
« Je suis une femme qui ai vécu longtemps et à des époques cruciales : proclamation de la II République espagnole, coup d’état militaire, Guerre Civile, exil, d’abord en France, puis en Angleterre et finalement au Chili…j’ai passé plus de la moitié de ma vie hors de Catalogne mais je peux dire que je suis catalane jusqu’à la moelle de mes os. En famille nous avons toujours parlé catalan. »
« J’écris avant tout par amour des mots. J’ai toujours été fascinée par leur sonorité. La langue anglaise que j’ai commencé à parler dans mon exil londonien à l’âge de six ans m’a toujours fascinée par sa musicalité. Ma mère m’a souvent raconté qu’enfant je jouais à réciter des poèmes que j’inventais au fur et à mesure que je découvrais de nouveaux mots. »
Les paraules Les mots
Se m’entortolliguen S'entremêlent
A les mans.Em costa Dans mes mains. Je ne peux
De desprendre-me’n. M'en défaire.
Se m’amoroseixen Ils s'attendrissent
Entre els dits, i Entre mes doigts, et
Es tornen dolces. Deviennent doux.
..... .....
« Mon exil m’a amenée à connaître de nombreux écrivains espagnols et en particulier des poètes chiliens comme Pablo Neruda. Grâce à leurs encouragements je m’essayais à l’écriture de contes et poèmes. Mariée, j’ai eu le désir à la naissance de mon troisième enfant, d’exprimer mon ressenti de femme intériorisé depuis longtemps. Je suis donc revenue à la poésie, non pas pour m’exprimer selon les canons établis, mais en suivant mon pouls et le rythme des mots. Depuis lors je n’ai cessé d’écrire des poèmes, tous en catalan ! Je sais que la poésie est ma forme d’expression naturelle. »
Visc i torno Je vis et revis
Visc i torno a reviure Je vis et revis
Cada poema Chaque poème
Cada paraula. Chaque mot.
Estimo tant J'aime tant
La vida La vie
Que la faig meva Que je la fais mienne
Moltes vegades. Souvent.
« Revenue en Catalogne, j’ai continué mon œuvre encouragée par des poètes catalans dont Pere Quart (Joan Oliver) et aussi soutenue par les artistes et intellectuelles rencontrées dans mon parcours féministe et qui ont participé à la diffusion de mes écrits. »
Texte original de l'interview éditée en 1998 par l'Institution des Lettres Catalanes
Témoignages :
En 1963 Pere Quart, poète de première grandeur en langue catalane, écrit lors de la première édition de « Vida Diaria » (Vie Quotidienne) :
« Beaucoup d’années se sont écoulées et je retrouve aujourd’hui Montserrat Abelló, ici, chez nous. Longue a été l’absence. Je la vois maintenant à mi-chemin de la vie – ou de la mort- sereine et forte…Les poèmes du petit recueil Vida Diaria sont le résultat d’un tri sévère fait par la poète. L’anecdote du quotidien sert de toile de fond, comme une musique sourde. De temps à autre les mots reflètent la jouissance du moment et de l’humble vie domestique à la façon des brefs et lointains poèmes HAIKU japonais, visant à dire et célébrer l’évanescence des choses… »
De tu recordo Je me rappelle
De tu recordo Je me rappelle
La paraula viva, Ta parole sonore,
Els llargs silencis. Tes longs silences.
Recuperats els signes ; Les signes retrouvés ;
Amor intacte, L'amour intact,
El teu somriure. Ton sourire.
Foc viu per Feu ardent
Sempre à jamais
Entre nosaltres. entre-nous.
« La magie de ces petits poèmes est transparente, le style concis. Ces vers épousent notre temps : ni redondants, ni rhétoriques, ni critiques, ni lénifiants mais ouverts au rêve ».
En 1986, Maria Angels Anglada, poète, romancière, essayiste, une des grandes plumes catalanes contemporaines écrit à propos de « Blat del temps « (Blé du Temps) :
« Montserrat Abelló reflète la vie, non de façon anecdotique mais dans sa vérité profonde et sa poésie offre un éventail de formes variées qui vont de l’expression la plus dépouillée aux images les plus insolites :
I tu cada vegada Et toi de plus en plus
més alta, grande,
Prodigiosament Prodigieusement
allargada, Longue,
Com l’arquet del violí Comme l'archet du violon
Dins la calma dans le calme
de la tarda. du soir.
« La langue poétique de Montserrat Abelló va de poèmes lapidaires jusqu’aux vers d’un expressionisme inquiétant :
He vist la mort J'ai vu la mort
Per dins. Duia De dedans. Elle portait
Un infant als braços Un enfant dans les bras
No tenia peus, no caminava. Elle n'avait pas de pieds, elle ne marchait pas.
« La poésie comporte toujours une part de secret et celui-ci se glisse dans le relief inattendu d’une insertion qui néglige les détails :
Sense senderi Sans chemin
Lluna esquiçada Lune déchirée
Insectes esventrats Insectes éventrés
I secs et desséchés
I el foc somnàmbul et la flamme somnambule
D’un pensament errat . d'une pensée fourvoyée.
En 1996 , Neus Aguado, critique littéraire, essayiste et poétesse, dira à l’occasion de l’hommage rendu à Montserrat Abelló par l’Ateneu Barcelonès :
« Je veux souligner l’engagement de Montserrat Abelló dans le mouvement féministe, cet engagement apparaît clairement dans son œuvre et dans ses actes. La voix poétique nait de la circonstance différentielle d’être femme, une femme qui cherche son identité comme le confesse un poème du recueil « L’arrel de l’aigua » (Les racines de l’eau) publié en 1995 :
Busco la meva Je cherche
Identitat Mon identité
Sotmesa, amagada Soumise, cachée
Milers d’anys sota Des millénaires
El sexe ;Tot just desperta Sous le sexe ; à peine éveillée
i ja esmicolada. Et déjà émiettée.
« Malgré la difficulté de se définir par des mots, le dit et le non-dit, Montserrat Abelló encourage les femmes à poursuivre cette quête :
Ens erigim en somni
En esfinx.
Granítiques, dures,
Entossunides
en les nostres quimeres,
amb una espurna viva encara
altrament ja no seriem
sinó una pedra en el temps.
Nous nous érigeons en rêves /En sphinx./Granitiques, dures,/ Entêtées /Dans nos chimères /Avec une étincelle encore vive/Sinon nous ne serions plus qu'une pierre /Dans l'espace temps.
C’est sur ces derniers vers que je terminerai mon article laissant ainsi à la poétesse le soin de rappeler la permanence de la condition féminine et son inépuisable potentiel . Les poèmes dont je propose une traduction et qui illustrent cette page sont extraits du recueil « Poemes d’amor » Antologia (Ed.Denes)