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La librairie L.E.E. ou l'ouverture à la culture (1946-1973)

 

Au cœur de cet hiver 2020, avant le grand confinement qui devait suivre au printemps, je suis allée voir une exposition de documents ayant trait aux productions de l’exil espagnol : « Presses de la patrie perdue » organisée par l’Institut Cervantès de Toulouse.

En fait ce qui m’amenait là plus que tous les journaux et bulletins parus à l’époque ou bien même l’engagement de Camus , c’était la part belle faite à la première librairie que j’ai connue dans mon enfance : La Librairie L.E.E. (Librairie des Editions Espagnoles de Toulouse) fondée par 3 réfugiés : Josep Salvador, Antonio Soriano, Fernàn Vargas)

 

Albert Camus, militant de l'Espagne républicaine

Albert Camus, militant de l'Espagne républicaine

Mon père, républicain à l’exil, m’amenait de temps à autre à la librairie de Salvador et pendant qu’il parlait avec lui, je me promenais émerveillée dans le grand espace lumineux abondamment rempli de livres et curiosités.

L’émerveillement commençait avant même d’entrer quand je badais les trois vitrines de la librairie qui rompait la monotonie des murs du boulevard Carnot. Les livres les plus divers s’offraient à mon regard et plus que leurs titres, j’étais séduite par la variété de leurs couvertures et formats. Mon père n’avait de cesse de me dire : « Au va, entra , adintre n’hi han encara mès » (Allons, entre, dedans il y en a encore plus). Oui, mais dedans ils n’étaient pas exposés de la même manière…

D’ailleurs du haut de mes six ans je ne comprenais pas leur rangement sur les présentoirs ou dans les rayonnages. Seuls les ouvrages situés aux niveaux inférieurs m’étaient accessibles et je ne me privais pas d’en prendre quelques uns, pièce par pièce, pour regarder en deçà de leur couverture illustrée leur contenu. J’aimais lire mais ces ouvrages m’étaient hermétiques sauf ceux qui, non loin d’une énorme mappemonde, étaient destinés aux enfants. C’est en leur compagnie que je passais le temps pendant que mon père et son ami discutaient. Leurs illustrations m’enchantaient et leurs textes faisaient voler mon imagination. Ceux qui étaient en français m’offraient leurs ailes, mais en espagnol j’avais plus de mal car je ne connaissais cette langue que par le bain linguistique dans lequel étaient immergés les enfants de l’exil.  Les fondateurs de la librairie dont Salvador, avaient décidé que celle-ci éditerait et vendrait des ouvrages en espagnol, français  et catalan.  Ils étaient des intellectuels ardents défenseurs de l’éducation populaire sous la II République Espagnole et continuaient leur combat depuis leur terre d’accueil.

Logo de la librairie L.E.E. ("Lee" est l'impératif du v.lire en espagnol : incitation à la lecture !

Logo de la librairie L.E.E. ("Lee" est l'impératif du v.lire en espagnol : incitation à la lecture !

Lorsque j’étais lassée de lire  j’allais me poster face à l’énorme globe terrestre dont je ne voyais presque pas l’hémisphère nord tant la masse sphérique était grande pour moi. J’essayais de comprendre l’enchevêtrement des pays, l’immensité des océans. J’avais appris à l’école dès mes  4 ans que la terre était ronde comme une orange et qu’elle tournait autour du soleil, ce qui expliquait l’alternance de jours et des nuits. Je jouais donc à imaginer qui était au soleil et qui ne l’était pas....Plus au fond de la librairie il y avait des portes toujours fermées et interdites d’accès mais un jour Salvador et mon père en ouvrirent une et là je vis des objets tout en bois extraordinaires. «  C’est quoi ? » « Rien, ce n’est pas pour les petites filles » Les échanges avec les enfants se faisaient indifféremment en l’une ou l’autre langue même si le français y était privilégié …J’ai su bien plus tard que ces arrières salles étaient occupées par les Compagnons Charpentiers des Compagnons du Devoir du Tour de France. Ces objets faisaient partie de leurs « Chefs d’oeuvre » ! Derrière ces portes interdites il y avait aussi une salle dépôt de la librairie. Voici ce qu’en dit Marguerite Salvador Aflallo , fille  du libraire : « Là se trouvaient les productions de la librairie à tous les stades de leur élaboration. S’entassaient jusqu’au plafond livres, ramettes de papier, multiples paperasses et surtout des « novelas » (romans) aux couvertures saisissantes et puissantes dessinées par un artiste espagnol nommé Argüello …tout cela dans une délicieuse odeur d’encre et de papier neuf ». 

Couverture du livre "La vida del Buscón" de Quevedo (Siècle d'Or Espagnol)

Couverture du livre "La vida del Buscón" de Quevedo (Siècle d'Or Espagnol)

Quelques exemplaires de ces « novelas », petits fascicules qui condensaient les fleurons de la littérature classique espagnole mais aussi plus contemporaine, étaient les seuls ouvrages que nous avions à la maison. J’y ajouterai un beau dictionnaire Larousse illustré offert par mon père pour mes 7 ans et qui venait de la librairie LEE. C’était donc pour retrouver ces « novelas » que je m’avançais vers la vitrine consacrée à la librairie bien en vue dans la salle d’exposition de l’Institut Cervantès. Un flot d’émotion en les voyant. 

Deux grandes figures littéraires emportées par la Guerre Civile espagnole
Deux grandes figures littéraires emportées par la Guerre Civile espagnole

Deux grandes figures littéraires emportées par la Guerre Civile espagnole

Je me rappelais combien, enfant, je restais songeuse devant le visage ténébreux de Lorca, combien les traits de Quevedo m’inquiétaient, sans parler de l’interrogation que suscitait en moi le titre « Nada menos que todo un hombre » (Rien de moins qu’un homme). Je retrouvais aussi « Platero y yo » dont la couverture cartonnée avait permis un passage du temps moins dévastateur que pour les couvertures papier des « novelas » puisque je l’avais conservé jusqu’à mes études en Lycée.

Dans la vitrine je découvrais aussi un exemplaire de la Constitución Española de 1931 et aussi  une monographie sur Lluis Companys, Président de la Généralité de Catalogne livré par la France au régime franquiste et fusillé dans les fossés de la forteresse militaire de Montjuich (Barcelone 1940)

Documents exposés dans la vitrine dédiée à la librairie L.E.E
Documents exposés dans la vitrine dédiée à la librairie L.E.E
Documents exposés dans la vitrine dédiée à la librairie L.E.E

Documents exposés dans la vitrine dédiée à la librairie L.E.E

Un rappel de ce que fut la librairie ponctuait les nombreux documents exposés. Je l’ai photographié pour ordonner mes souvenirs épars .  La librairie se trouvait à l’angle du boulevard Carnot et de la rue Merly que, des années durant, j’empruntais quotidiennement pour me rendre au Lycée de Jeunes Filles Raymond Naves devenu aujourd’hui Lycée Ozenne. J’aimais moins les deux vitrine sur cette rue  et ce depuis mes premières visites. Je crois que c’était parce qu’elles regorgeaient de livres scolaires bien austères et parmi eux de nombreux livres de mathématiques. Lorsque j’en avais besoin je rentrais chez Salvador pour de  petites fournitures ou un livre convoité, mais dans l’espace lumineux et toujours bien garni d’ouvrages, l’enchantement de l’enfance avait disparu.

 

La librairie L.E.E. ou l'ouverture à la culture (1946-1973)

 

Beaucoup de ceux qui formèrent part de l’exil espagnol toulousain ont fréquenté la librairie LEE, indissociable de leur lutte pour la culture accessible à tous et riche ferment éducatif pour leurs enfants : « Les gens qui passaient par la librairie étaient d’une grande diversité. Bien sûr il y avait tout d’abord les espagnols. Il y avait aussi tous les français qui étaient partie prenante de cette aventure, la plupart chercheurs et enseignants. Les autres venaient par sympathie et affinité idéologique. Il y avait aussi  la clientèle ordinaire, celle de la librairie générale, des livres scolaires ou de la papeterie…toutes les catégories sociales étaient représentées…Tous étaient amoureux et respectueux du livre et de ce qu’il symbolisait : l’éducation, la culture, la réflexion, la libre pensée, l’autonomie et les prémisses d’un monde plus juste et meilleur »  (Marguerite Salvador Afflallo) .

La librairie L.E.E. ou l'ouverture à la culture (1946-1973)
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