En décidant d’une journée à Agde prélude à cet été 2024 j’étais loin de me douter de la découverte que j’allais y faire. Agde est avant tout connue pour son attrait touristique en côte héraultaise ou comme lieu chargé d’histoire depuis sa fondation attribuée aux Grecs, et ses vestiges archéologiques bien antérieurs. La surprise était nichée sur une rive de l’Hérault dénommée Belle Isle car enserrée entre le fleuve et le Canal du Midi.
C’est après avoir traversé tour à tour un grand verger récemment planté, un jardin exotique prometteur et un parterre à la française couronné d’un magnifique magnolia centenaire, que le « château » se révèle. En fait il s’agit d’une villa majestueuse aux allures de temple antique puisque sa façade principale offre au regard un imposant péristyle sous un portique de dix colonnes monolithes de marbre gris.
La villa que les habitants de la ville appellent « le Château » a été créée par le richissime et excentrique natif du lieu, Emmanuel Laurens à l’extrême fin du XIXe siècle. Laissée à l’abandon elle est devenue propriété́ de la ville d’Agde depuis 1994, puis classée au titre des Monuments historiques en 1996.Depuis elle a fait l’objet d’un vaste projet de rénovation et de valorisation dont la réalisation a demandé 6 ans de travaux confiés à à des artisans et artistes soigneusement sélectionnés. C’est en juin 2023 que la villa a pu ouvrir ses portes au grand public.
Une fois franchies les marches du perron d’entrée et traversé le péristyle soigneusement orné de mosaïques à la romaine et peintures murales, le regard est happé par la perspective qui s’ouvre, offerte par un long et large hall dont le plafond s’orne de dizaines de petites ampoules couleur absinthe. Les murs recouverts d’une peinture rouge pompéien sont rehaussés par le vert de motifs floraux stylisés : un éblouissement qui trouve son point d’orgue dans la douce luminosité de l’atrium final qui à son tour s’ouvre sur d’autres perspectives débouchant sur diverses pièces du rez-de chaussée.
La villa qu’Emmanuel Laurens construisit à Agde en 1896 est l’illustration d’un mode de vie exceptionnel, celui d’un « dandy » cultivé, raffiné, sybarite, épris d’Antique et de Modernité, grand voyageur, orientaliste, amateur d’opéra au point d’épouser la soprano dont il était tombé amoureux et de faire construire pour elle dans sa villa un Salon de musique aux allures de chapelle…aujourd’hui restaurée avec la participation d’artistes contemporains.
Emmanuel Laurens porte en lui l’héritage romantique d’un Delacroix dans sa « Mort de Sardanapale », le goût du voyage et de l’Orient d’un Pierre Loti écrivant « Aziyadé », la passion du collectionneur comme l’illustra Georges Labit à Toulouse, l’intérêt pour l’égyptologie si en vogue depuis Champollion son presque contemporain. En passant par le Salon Mauresque du rez-de-chaussée et le Fumoir j’imagine musique, narguilé, boissons des soirées organisées par le maître des lieux, et qui alimentaient maints ragots agathois.
Emmanuel Laurens est né le 14 octobre 1873 dans une famille bourgeoise implantée à Agde depuis le XVII° siècle. Son père est ingénieur et son oncle architecte. Élève brillant il s’inscrit à la faculté de médecine en 1892 et interrompt son doctorat quand en 1897 il hérite tour à tour d’un richissime oncle et de son père décédé la même année. Son immense fortune fait désormais de sa vie un conte de fées partagée entre voyages (croisière en Méditerranée, Chine, Inde, Seychelles, Asie Centrale…) et la jouissance de sa villa construite en 3 ans de 1898 à 1901 et dont il est le concepteur-inspirateur. Sa demeure associe néoclassicisme, exotisme et esprit d’avant-garde incarné dans sa décoration par les principes de l’Art Nouveau. Fasciné par la modernité il emploie le ciment armé et des structures en fer à l’instar de Gustave Eiffel, installe chauffage central et eau courante et alimente en électricité son domaine grâce à une petite centrale hydroélectrique qu’il fait construire en 1900 !
La salle à manger témoigne des apports modernes avec éclairage électrique, chauffage au sol et radiateur incluant un réchauffe-plat. La décoration : peintures, boiseries, ferronnerie, mosaïques est celle de l’Art Nouveau, s’appuyant sur l’esthétique des lignes courbes et de la nature que l’architecte et décorateur Gaudi a si bien utilisée. L’absence des meubles que les photos d’époque nous montrent, s’explique par la fin pitoyable de la villa. En effet, après la Grande Guerre, au fil des années la situation financière d’Emmanuel Laurens se dégrade et les conséquences de la crise économique des années 30 le contraignent à vendre sa propriété en viager. L’occupation allemande parachève pillage et délabrement. Réduit à n’occuper avec son épouse et sa sœur qu’un nombre réduit de pièces, malade et affaibli il s’éteint en 1959 quelques années après sa femme. Sa sœur contrainte à la mendicité lui survivra quelque temps.
Cette triste histoire trotte dans ma tête pendant que je monte à l’étage par un escalier éclairé par les rayons d’un puit de lumière et d’une grande baie. Des éléphants de porcelaine servent de garde corps et s’harmonisent avec les motifs végétaux des murs et des fers forgés.
Le grand escalier dessert les pièces de l’étage où se trouvent les chambres et l’étrange laboratoire- bibliothèque d’Emmanuel Laurens. L’originalité de sa conception évoque les formes ovoïdes, chères à Gaudi, portes en ovales étirés, deux verrières en demi-ovale, une « cheminée » monumentale sorte de paillasse-fourneau pour expérimentations chimiques de celui qui avait fini par passer son doctorat en 1921, année où il épousa son rossignol la cantatrice Louise Blot. Une baie latérale présente une exceptionnelle ferronnerie en forme de papillon à laquelle répond la porte-fenêtre donnant sur une terrasse. Celle-ci surplombe la voie ferrée qui jouxte la villa. Emmanuel Laurens était ravi d’avoir là un des facteurs du progrès « belle époque » ; en outre sa fortune lui permettait de faire arrêter le train pour y monter lorsqu’il se rendait à Paris et il se dit que ses invités en descendaient pour assister aux fêtes du château !
Encore sous l’effet de cet étrange laboratoire et des excentricités du propriétaire je retourne au rez-de-chaussée pour découvrir son bureau-salon et le temple de 22m de haut dédié à la musique et à Louise l’élue de son cœur.
Les verrières du bureau m’impactent tellement que je ne peux m’en éloigner ni faire attention au mobilier présent. Je suis éblouie par le ruissellement de couleurs qui s’offre à ma vue sur plus de 5mètres ! Ce grand vitrail représente un paysage marin, bordé de falaises ; au centre une sirène et à ses pieds, implorante, une jeune femme et son enfant : Sirènes de la mer au sourire d’écume, aux yeux verts, aux cheveux que dorent les couchants, votre charme est mortel ! Pour vos palais de brume vous tentez d’arracher les hommes à leurs champs et vous perdez les fils des femmes par vos chants. Sirènes de la mer au sourire d’écume ! (poème d’Eugène Le Mouel ). Un peu plus loin une verrière plus petite clos l’enchantement
Il est temps de découvrir la prouesse architecturale du lieu, la bâtisse du Salon de Musique accolée au rez-de-chaussée et à laquelle on accède par l’atrium.
Le salon est une vaste salle oblongue voûtée, éclairée par douze baies longues et étroites ornées de vitraux aux motifs floraux stylisés et colorés qui rythment l’ensemble de la nef comme une partition décorative inspirée de l’esthétique symboliste. Au-dessus de chaque vitrail la représentation d’un buste féminin dont les drapés rappellent les ailes de chauve-souris semble attendre le début du concert…je ne doute pas qu’aux arias italiennes se soient ajoutées celles de Thaïs et la musique de Stravinsky ou de Rimsky Korsakov dans sa Shéhérazade. A plus d’une occasion l’orchestre de la Scala de Milan serait venue enchanter les lieux.
Le Salon de musique a subi durant des décennies des dégâts irréversibles qui ont rendu impossible la restauration des onze toiles monumentales qui l’ornaient si bien que se sont des artistes contemporains qui ont été choisis pour les remplacer par leurs œuvres.
Grandeur et décadence de ce lieu suivi de sa renaissance par rénovation et interprétation me laissent matière à réflexion…et une envie d’y retourner !
Bibliographie :
PDF du Ministère de la Culture et de la communication « La villa Laurens d’Agde »
Sites :
https://www.sitesdexception.fr/sites/le-chateau-laurens/
Photos personnelles